Mot de l’auteur: “Cette scène prenait place tout à la fin du livre, juste avant le dernier chapitre. Elle était préparée, plus tôt dans le roman, par la rencontre de la narratrice, l’autre personnage du roman (qui dit “je” ci-dessous), avec un étrange personnage sur la plage.”
L’apparition de la vérité masquée
Alors que je m’apprête à quitter la plage, pieds nus, les plantes des pieds encore foncées par le sable mouillé, mes sandales à la main, je croise un être étrange que je crois tout d’abord masqué. Au fur et à mesure que nos pas nous rapprochent, je me rends compte que c’est sa peau même qui produit cet effet: son crâne entièrement chauve, son front, ses tempes et le haut de ses joues sont noirs, tandis que ses mâchoires et le tour de ses yeux sont blancs. Le dessin n’est pas tout à fait régulier, mais suffisamment symétrique pour produire un effet considérable. De loin, il a l’air d’un bourreau, de près, il se révèle parfumé et je lui trouve l’air doux. Il me salue galamment et je lui souris. Je l’ai encore dans les yeux quand j’accède au jardin.
Je me dis: “Une apparition de la vérité masquée.”
[…]
En fin d’après-midi, je sors me baigner dans le lagon. Je le trouve très doux sous un ciel voilé, la mer d’un gris turquoise pâle, le sable clair et mat. Une petite brise anime l’air pur et tendre, il y a des transparences dans l’atmosphère et l’eau changeantes. Une belle minéralité propre aux adieux.
Je crois que ce lagon est l’une mes plus belles rencontres sur cette île (je me surprends à dresser un inventaire: ma mémoire trie “la plus belle vue”, “le meilleur moment.”) J’aimais retrouver ce lagon, soir et matin, curieuse de son aspect, de son humeur, de ses teintes du moment et de ce qu’il aurait à me raconter. Je vais avoir du mal à me passer de lui.
Je me rappelle alors que dans l’un des bungalows bordant la plage vit un astronome. C’est un pilote, m’a raconté Devianai, propriétaire d’une petite compagnie aérienne locale qui assure la liaison avec Rodrigues. Astronome amateur passionné, il a installé un gros télescope sur son toit et il aime partager son enthousiasme avec des visiteurs: je ne dois pas hésiter à frapper à sa porte, je serai bien reçue, m’a-t-elle assuré.
Pourquoi pas? J’envisageais cette visite comme un divertissement auquel je pourrais m’adonner un soir où rien d’autre ne se présenterait. J’aimerais observer une fois dans mon existence un ciel du Sud dans un télescope, comme Mesmin… C’est cette nuit ou jamais, bien sûr, puisque je m’envole demain soir.
Toujours sur la plage, je repère la maison de l’astronome d’après la description de Devianai. Sa partie habitée donne manifestement sur le lagon. Je contourne le bâtiment sans apercevoir de télescope sur le toit et je frappe à une porte vitrée en espérant ne pas me tromper.
C’est l’homme masqué de noir et de blanc qui m’ouvre. Je reste interdite. Il doit avoir l’habitude de produire cet effet, car il ne bronche pas et me contente de me décocher un sourire interrogateur. Je retrouve l’expression douce et les effluves d’eau de toilette que j’avais perçus en le croisant sur la plage l’autre jour.
Je lui demande s’il est bien vrai qu’il possède un télescope et qu’il reçoit volontiers des visiteurs pour regarder les étoiles. C’est bien cela.
– J’ai un ami mathématicien qui séjourne chez moi cette semaine, mais ça ne fait rien, le problème, c’est le ciel, regardez, c’est voilé et je crains qu’on ne voie pas grand’ chose ce soir.
Il me propose de revenir vers vingt et une heures, d’ici là le ciel se sera peut-être dégagé: sur cette côte, le temps change si vite qu’il est difficile à prévoir.
Impatiente, je dîne au restaurant d’un vindaye d’ourites, délicieuse préparation locale de poulpes, en ne cessant de scruter l’horizon.
Je crois que j’ai retrouvé le fil! Une apparition de la vérité masquée. Mais il faut que les nuages consentent à se dissiper. Les yeux rivés sur le ciel, je regarde les nuées en provenance de l’Océan Indien se diriger vers la côte, jouer à cache-cache avec le vent, hésiter à s’installer au-dessus du lagon, se traîner par-dessus ma tête, disparaître nonchalamment au rebord de la paillote du restaurant.
Il fait plus frais que d’habitude, le crépuscule est anthracite et le vent a forci. Je retourne dans ma chambre chercher une veste.
À neuf heures moins vingt, je me trouve déjà sur la plage. Les nuages sont maintenant dans mon dos, au-dessus des terres. Devant moi, le firmament se présente constellé d’astres, scintillant, limpide. Je bats des mains.
En attendant l’heure, je hume la brise du large, surprise une fois de plus par sa limpidité inodore. Je me suis souvent fait cette remarque: en dehors des villes, les odeurs sont rares sur l’île. Je n’ai pas souvent senti le parfum d’un champ de cannes, de la mer, ou même d’une fleur dans le jardin. Est-ce dû au vent fréquent, on dirait qu’il règne ici une sorte de tranquillité ou d’innocence olfactive, et ce soir, le ciel au-dessus du lagon qui ne sent rien me paraît d’une pureté particulière.
Je frappe au carreau. L’astronome noir et blanc m’ouvre. Il est en train de boire des bières avec son ami, un immense barbu qui me salue avec un accent canadien prononcé. Des restes sur la table indiquent un dîner pour le moins frugal: une boîte de corned-beef, des pickles et du pain carré tranché. Tandis qu’ils débarrassent la table, je détaille discrètement la pièce, qui sert manifestement aussi bien de cuisine que de bureau, de chambre à coucher que de salon. On ne peut pas faire plus ascétique, plus dépouillé. Il n’y a que le strict nécessaire, quelques meubles bon marché et sans grâce, et surtout une masse de livres, de cartes et de DVD dédiés à l’astronomie et à l’aviation. Les seuls objets de prix sont un ordinateur et un très grand écran qui occupe tout un mur de la pièce.
Voilà un homme qui vit littéralement en l’air, me dis-je. Quand il travaille, il est dans le ciel, et dès qu’il a du temps libre, il lève le nez vers les étoiles. La vie terrestre ne doit pas beaucoup compter pour lui.
Nous grimpons sur le toit par une échelle qui conduit à une trappe. Je comprends pourquoi je n’ai pas vu le télescope: il est dissimulé derrière des panneaux de tôle ondulée. Tandis qu’il le déhousse en commentant l’excellente clarté du ciel, je trouve le courage de lui poser la question qui me tient le plus à cœur: tout bêtement, je voudrais qu’il me montre où se trouve Sirius.
Il me la désigne, bleue près de la rouge Bételgeuse. Tandis qu’il s’apprête à me faire voir des créatures plus intéressantes à son avis, je la contemple à la dérobée, heureuse de pouvoir la saluer dans ce ciel du Sud que je ne connais pas. Il m’aide encore à repérer la Croix du Sud, le Phénix, Rigel, et je pense à Mesmin.
Mais c’est autre chose qu’il veut me montrer. Je pousse un cri de surprise et d’émotion devant la surface de la lune remplissant toute la lunette, dorée, constellée de cratères bordés d’ombre. Puis il pointe son télescope sur les splendides anneaux de Saturne disposés autour de cette inimaginable planète gazeuse, tangible et intangible à la fois. C’est incroyable de la voir pour de vrai. Il me fait observer des galaxies, des collisions de galaxies, des supernovae en train d’exploser, scintillements organisés en pure beauté, mystérieux amas piquetant le ciel, traces rouges et laiteuses s’enroulant dans l’obscurité, vertigineuses d’être si lointaines, si colossales, si anciennes. Savoir que ce que je regarde n’est plus et contempler pourtant ces vestiges de lumière…
Si dans les vestiges de Varangues, Mesmin me parle, qui donc pourrait me parler de là-bas ? Quelles civilisations extraordinaires, en train de naître ou de mourir, quels esprits peut-être supérieurs ? Quels signaux ? Comment concevoir cet espace-temps qui confond l’esprit et qu’on dit courbe, comment ne pas se sentir débordée, écrasée, dépassée, comment ne pas imaginer une transcendance, une information, une intelligence, quelque chose enfin derrière cette immensité ?
Je comprends Mesmin et Rajesh d’avoir passé le meilleur de leur temps devant ce spectacle. Je comprends l’astronome noir et blanc de ne pas s’intéresser beaucoup à sa vie sur terre. Il paraît satisfait de mon silence et de mon ravissement.
– Et voilà, me dit-il (je comprends que la représentation est finie, sans doute ne veut-il pas laisser seul son ami resté en bas.) Au fait, je m’appelle Tsimihany. Ma mère est malgache et mon père franco-mauricien, voyez ce que cela a donné, je suis un mélange local typique !
En recouvrant son télescope, il m’indique qu’à cette période de l’année, la terre finit de traverser les Léonides et que je devrais voir des étoiles filantes en rentrant par la plage.
– Je n’ai jamais rien vu de si beau. C’est extraordinaire, un télescope pareil ! lui dis-je en guise de remerciement.
– Oh, ce n’est rien, comparé aux gros télescopes des observatoires professionnels, réplique-t-il, faussement modeste – mais je le sens content de ma remarque.
Redescendue dans la pièce unique, j’emboîte docilement le pas à Tsimihany qui me conduit vers la porte, et je m’apprête à prendre congé.
– Ça vous dit de découvrir de beaux objets mathématiques ? me lance l’ami canadien en me retenant par le bras. Au fait, bonsoir, je m’appelle Joe. Il déplie son mètre quatre-vingt-dix – ou plus, il me semble n’avoir jamais vu d’homme aussi grand.
Ce disant, je remarque qu’il jette un coup d’œil à Tsimihany pour vérifier son accord. Celui-ci, le visage impénétrable, suspend sa main sur le point d’ouvrir la porte et, la dirigeant vers une chaise qu’il me désigne courtoisement, me précise:
– Joe voulait me montrer deux ou trois choses ce soir. Si cela vous intéresse, vous ne nous gênez pas.
Un peu intimidée, j’accepte, inquiète de n’y rien comprendre et surtout de déranger.
– Ne vous inquiétez pas, m’assure Joe, pas d’équations incompréhensibles. Ce sont des images de mon cru, des curiosités, si vous voulez.
Sur ce, il s’installe devant l’ordinateur et établit une projection sur le grand écran.
Le spectacle est aussi beau que celui que vient de m’offrir le télescope. Un féerique défilé de structures florales, de reliefs montagneux, d’arbres, d’ourites (j’ai envie d’utiliser le terme créole désignant les poulpes), de flocons de neige, de courbes côtières et de mandalas colorés.
– Tiens, lance-t-il à son ami, et puis j’ai trouvé celle-ci ! Je m’amuse, tu vois…
Il projette une sorte de bouddha en méditation, ou peut-être un saddhû assis dans la position du lotus, luminescent sur un fond orange, pure figure énergétique formée de points jaunes dont la densité en certains endroits évoque un foyer lumineux. L’un de ces foyers en forme de sacrum rayonne au bas du corps, un autre au sommet du crâne, à l’endroit où, d’après ce que je sais, les yogis situent “le lotus aux mille pétales” ou le septième chakra.
– J’ai obtenu ça je vais t’expliquer comment.
Il se lance dans la description d’une procédure qui m’échappe. Ce qui me stupéfie, c’est qu’il ait obtenu ainsi une telle image:
– Et vous avez fabriqué ce bouddha, enfin c’est ce que je vois, en partant… d’une équation?
– Je suis parti d’un ensemble de Mandelbrot, si vous voulez des précisions.
– Vous vouliez dessiner un bouddha?
– Pas le moins du monde. J’utilise l’ordinateur pour effectuer les calculs, qui sont longs et fastidieux, et générer des images. Et je découvre le résultat. C’est mon dada.
– Tiens… et ces mandalas que vous avez projetés… vous voyez de quoi je veux parler, on dirait des motifs tibétains… on peut les retrouver comme ça aussi?
– Il y a bien des choses qu’on peut “retrouver”, comme vous dites, regardez.
Il me projette l’image d’une sorte de fougère.
– Que voyez-vous?
Je commence à saisir la structure, qui était présente aussi dans les images précédentes:
– Le plus petit se retrouve dans le plus grand, c’est bien ça? Enfin ce qui est troublant, c’est que c’est la même forme partout, elle se répète en toujours plus grand.
– Voilà. Ça s’appelle une fractale, et c’est Benoît Mandelbrot qui a mis au point cette géométrie assez récente. On pense que c’est une structure qui se trouve à la base de beaucoup d’objets et de processus naturels… voire spirituels, ça, j’en suis de plus en plus convaincu.
– Ne repars pas dans tes élucubrations, s’il te plaît, grommelle Tsimihany, provoquant un éclat de rire sonore chez Joe, qui m’adresse un clin d’œil:
– Tsimi et moi ne sommes pas du tout d’accord. On adore se disputer, hein, Tsimi.
Mais celui-ci ne répond pas. Il est occupé à rincer un peu de vaisselle empilée près de l’évier.
Profitant de cette situation, inspirée par ce que je viens de voir, je demande à Joe s’il a visité la Sagrada Familia à Barcelone. Comme il répond non, je propose de la lui montrer sur internet.
– Je peux?
Je trouve le site que je cherche.
– Vous voyez comment cette cathédrale est faite? Gaudi s’est inspiré de l’observation de structures naturelles. Pour construire ses voûtes, là, il a interprété la disposition des feuilles sur une tige… Incroyable, ça ressemble à vos fractales, non ? Et ici, pour créer la verrerie vénitienne des clochers, il a étudié les formes de cristallisation de la fluorite… tiens et puis là, cette colonne, regardez, elle imite le processus de croissance hélicoïdal de certaines feuilles… Dans la Sagrada Familia, on trouve même des structures similaires à la structure de l’ADN… mais Gaudi est mort bien avant que l’on se soit mis à parler d’ADN et surtout à imaginer sa structure dans l’espace. Certains y voient une intuition géniale, une clairvoyance…
Cela paraît éveiller sa curiosité, il ajoute, à ma satisfaction, le site dans ses favoris.
– Bon, maintenant, tu me montres tes modèles galactiques? demande Tsimihany à Joe avec une pointe d’impatience. Il se tient debout devant l’évier et s’essuie les mains.
À moi, sur un ton important:
– Pour passer aux choses sérieuses, il semble que les nuages gazeux interstellaires de notre galaxie présentent une répartition fractale aléatoire. Du moins, c’est une hypothèse en vogue en ce moment. Pareil pour la répartition des galaxies et des amas de galaxies, au moins partiellement.
Me tournant le dos, il dirige ostensiblement son attention vers l’écran.
– Comment ça, “pour passer aux choses sérieuses” ??? réplique aussitôt Joe. Ce que Madame vient de me montrer m’intéresse énormément.
– Ça ne m’étonne pas. Tu es de plus en plus influencé par cette mode de tirer des parallèles entre tout et tout. Bon sang, on extrapole des théories scientifiques, qui sont seulement démontrées dans un champ précis, à des phénomènes psychologiques, architecturaux, sociologiques, à tout et à rien ! Ou pire, et ça c’est le dernier cri, on utilise ce bric-à-brac pour “prouver” l’existence de phénomènes paranormaux. On sombre dans le royaume de l’analogie fumeuse, et je ne comprends pas que tu… enfin bref.
Voilà qui m’intéresse à mon tour énormément.
– Excusez-moi, murmure Joe en me lançant un nouveau clin d’œil, et il se dirige vers le bloc-cuisine pour sortir des bières du frigo. S’étant débouché une bouteille, il demande à Tsimihany qui l’a suivi et qui se débouche également une bouteille:
– Je te propose de ne pas recommencer cette discussion fatigante.
– Alors parle-moi de tes modèles.
Ils s’enfoncent dans une conversation durant laquelle Joe gribouille des croquis dont les tenants et les aboutissants m’échappent. Mais j’observe avec émotion leur passion: on dirait qu’il y a des Mesmin et des Rajesh partout et à toutes les époques.
Ils semblent m’avoir totalement oubliée. Je suis assise pour ma part dans l’obscurité, la lumière étant restée éteinte après la projection. Eux se tiennent à l’autre bout de la pièce, éclairés par un petit néon du coin-cuisine. Rester, partir? J’ai envie d’en savoir plus.
Soudain, la projection reprend. Ou, plus exactement, l’écran de veille déploie une série d’images préprogrammées. Je contemple un défilé de curieuses structures tournantes, évoquant des papillons non symétriques ou des sortes d’entonnoirs. De plus en plus fascinée, je voudrais savoir de quoi il s’agit.
Profitant d’un silence, j’ose en désignant du doigt l’écran:
– Et ça, si ça ne vous ennuie pas, ça, qu’est-ce que c’est?
– Oh pardon! s’écrie Tsimihany, rattrapé par un devoir de courtoisie. Vous voulez aussi une bière?
– Volontiers.
– C’est un attracteur étrange, m’explique Joe en jetant un coup d’œil sur l’écran. En gros, c’est la représentation de l’ensemble des trajectoires possible d’un système donné, en proie à un mouvement chaotique, et donc imprévisible. Si vous voulez, on peut définir l’attracteur étrange comme une carte de ses états probables. Bon… pour être plus concret, c’est utile pour décrire le comportement des fluides, par exemple.
– Le mouvement des vagues? Les vagues ne font pas n’importe quoi, et en même temps, on n’arrive pas à prévoir leur forme et leur trajectoire individuelles.
– Je connais mal ces applications. Il y a des modélisations… Ça dépend entre autres du relief côtier.
– En tout cas, on a pu démontrer que les superamas locaux et d’autres nuages galactiques comme l’amas de la Vierge se dirigent vers des attracteurs de ce type, ajoute Tsimihany, revenant à ce qui l’intéresse.
Je ne sais pas si je comprends très bien. J’imagine des galaxies se comportant dans l’espace comme les rouleaux se brisant sur la Roche-qui-pleure, mais beaucoup, beaucoup plus lentement. Préférant garder pour moi cette réflexion sans doute naïve, je me réfugie un instant dans la dégustation de ma bière.
Mais je me rends compte que si je continue de me taire, ils vont repartir dans leur échange de vues, alors que j’aimerais continuer à entendre Joe. C’est maintenant ou jamais… Je me lève et, sur un ton de plaisanterie:
– Dites-moi, Joe, est-ce qu’en rapport avec ces étranges attracteurs… ça m’intéresserait d’entendre vos «élucubrations».
Nouvel éclat de rire fracassant. Toute la pièce en est remplie. Je n’ai jamais entendu quelqu’un rire aussi sincèrement. Même Tsimihany rit, et je sens tout à coup chez lui un bon enfant derrière son masque. Son visage noir et blanc, fendu par le rire, évoque en ce moment un génie de dessin animé, de l’espèce bienveillante.
En me levant, j’ai eu un coup de chaud. Essuyant du revers de la main de la sueur qui goutte désagréablement de mes sourcils, je me rends compte que l’atmosphère est étouffante. Mais si Joe est d’humeur à me répondre, je l’écouterais même assise sur une chaudière.
– On meurt, là ! remarque Joe.
– Oui, ça a tapé sur les tôles en haut jusqu’au milieu de l’après-midi et la climat’ est en panne. Je ne veux pas ouvrir à cause des moustiques. On pourrait aller faire un tour sur la plage? Tenez, j’ai de l’essence de citronnelle ici.
Nous voilà tous les trois sur le sable. L’atmosphère a fraîchi pendant que nous restions enfermés. Je relève mes cheveux moites pour offrir ma nuque aux souffles de la nuit. Une énorme lune scintille au-dessus du lagon.
– J’ai eu de la chance qu’elle soit pleine.
– Absolument. Un soir comme ça, vous avez la meilleure image qu’on puisse obtenir.
Nous longeons en silence les vaguelettes dont on devine la blancheur dans l’obscurité.
– Je serai bon garçon, annonce tout à coup Tsimihany, ce soir, je t’écoute sans te contredire.
– Hé ben hé ben, rit Joe, en voilà une responsabilité! Bon, qu’est-ce que vous voulez savoir? J’ai travaillé au Québec avec un groupe multidisciplinaire qui comprenait des psychologues. Ils s’intéressent à ces modèles mathématiques. Des psys et des scientifiques, précise-t-il, pas des illuminés. Mais c’est là que Tsimi se fâche…
Il soupire comiquement.
– Par exemple, on peut modéliser un cerveau humain sous forme d’un système dynamique chaotique. Quand une perturbation le rend instable, un attracteur émerge. C’est une sublime balance entre la stabilité et l’instabilité. C’est là qu’une idée géniale et nouvelle surgit peut-être. C’est aussi là, dans votre vie quotidienne, que vous prenez une décision imprévue.
Une vaguelette plus importante que les autres a trempé le bas de nos pantalons. Nous faisons un bond en direction du sable sec en nous exclamant.
– Et puis?
– Hé bien… les psys avec qui je travaille utilisent le modèle fourni par les attracteurs étranges pour décrire certains moments de la vie. Disons en tout cas, ajoute-t-il en jetant un coup d’œil à Tsimihany, qu’ils y trouvent une bonne métaphore. Ça aide à penser les choses d’un œil neuf, si vous voulez.
J’ai les oreilles grandes ouvertes.
– Certains moments de la vie?
– Je ne sais pas si ça vous avez déjà vécu ça, mais parfois, on a l’impression d’être pris dans une espèce de tourbillon. On traverse une incroyable accumulation de coïncidences et d’évènements, avec l’impression qu’il y a un lien, une direction dans tout ça. Les gens, les lieux, même les objets entrent dans des correspondances mystérieuses… A peine on a imaginé un évènement, qu’il se produit… des choses de ce genre.
Je n’ai jamais écouté quelqu’un avec autant d’attention. Je crois que je pourrais faire le tour de l’île comme ça, les pieds dans l’eau. Je m’aperçois d’ailleurs que le ton passionné de Joe n’évoque pas les purs plaisirs de la connaissance: je le soupçonne d’être récemment passé par un état proche de ce qu’il vient de me décrire.
– Vous sortez de vos fonctionnements habituels, vous quittez les rails de votre vie «normale», poursuit-il. Votre univers vole en éclats. Et tout ce qui vous arrive résonne avec le reste, les rencontres que vous faites, vos lectures, vos émotions. Vous avez accès à des informations surprenantes, qui ne passent pas par les canaux habituels. Grosso modo, vous avez l’impression d’avoir des antennes. Je comprends ça comme un phénomène de synchronicité: vous ne décelez pas de lien de cause à effet dans ce que vous vivez, aucune explication cartésienne ne vient à votre secours et pourtant tout se tient et marche ensemble. Je dois dire que c’est assez déstructurant, on peut avoir l’impression d’avoir été ensorcelé ou d’être en train de devenir fou. Vous voyez ce que je veux dire?
– On ne peut mieux. C’est comme si on se mettait à communiquer par des canaux jusque-là invisibles.
– Exactement! s’exclame-t-il en me jetant un regard aigu. Bon, hé bien, l’idée est que ces évènements synchrones mènent quelque part, et le modèle de cette dynamique pourrait être décrit comme un attracteur de sens.
– C’est comme ça que Joe explique son divorce, commente d’un ton amusé Tsimihany.
– Et pourquoi pas? réplique l’intéressé sans se troubler.
– Oui, «pourquoi pas», tout est là. Mais j’ai juré de ne pas croiser le fer avec toi ce soir… Ceci dit, tu te souviens qu’on se lève très tôt demain pour aller à Rodrigues?
«Oh non!» me dis-je consternée, ils iraient se coucher maintenant?
Jouant le tout pour le tout, bravant le ridicule, je me tourne vers Joe avant qu’il ait le temps de répondre et je lui demande abruptement:
– Est-ce que vous pensez qu’on peut entrer en relation avec une entité qui vivait à une autre époque? Et qu’elle peut vous fournir de véritables informations, je veux dire des informations vérifiables?
Le grand Canadien s’arrête, surpris. Je sens qu’à côté de moi, Tsimihany retient une remarque assassine.
– Je ne sais pas. Mais…
Je suis suspendue à ses lèvres.
– Vous savez peut-être que l’armée américaine et la CIA ont mené, depuis les années 70 et jusque vers 1995, des expériences avec des médiums, dans l’espoir de les utiliser à des fins d’espionnage. Ils ont mis dessus le gratin de leurs scientifiques, y compris des prix Nobel, et de préférence des gens connus pour leur scepticisme. Les protocoles de ces expériences ont été particulièrement rigoureux. Conclusion: statistiquement parlant, les résultats fournis par les médiums s’écartent très nettement de l’aléatoire. Rien dans les théories scientifiques actuelles ne permet d’expliquer ces résultats. Je ne sais pas si des programmes de recherche se sont intéressés à la question que vous posez… mais ça devrait…
– Pas de problème, s’exclame Tsimihany, moi, je vais tout vous expliquer.
Je ne laisse pas passer une si belle occasion:
– C’est-à-dire?
– Mais à une condition, c’est qu’on rebrousse chemin. Si on continue, on va se retrouver à Blue Bay et moi, avec votre permission, j’ai sommeil.
Nous revenons sur nos pas et je l’écoute, intriguée.
– Alors voilà, commence Tsimihany sur un ton neutre que je ne parviens pas à interpréter. Aujourd’hui, plus personne ne sait ce qu’est la matière. Renonçons à ce concept archaïque: la physique de l’infiniment petit l’a pulvérisé. Vous, par exemple, Madame, je peux vous considérer comme un paquet d’ondes, ou l’émergence d’un faisceau de probabilités.
Je le toise interloquée, sans arriver à déterminer s’il se moque de moi.
– On conçoit actuellement l’univers comme un gigantesque champ quantique, où tout est interconnecté. Certains physiciens se le figurent comme un hologramme. Chacun de ses points contient toute l’information du monde, passée et présente. A ce niveau, on oublie les lois du temps et de l’espace valables à notre échelle. Jusqu’ici d’accord?
Il s’est arrêté net et toise Joe du haut de son mètre soixante-cinq.
– Grosso modo, oui… grommelle Joe d’un air méfiant, mais tu veux en venir où?
– Or les êtres humains, qui jusqu’à preuve du contraire, sont aussi faits de l’étoffe quantique, sont DONC totalement connectés à l’ensemble de l’univers. PAR CONSEQUENT, on peut discuter avec des défunts en faisant tourner une table, lire l’avenir dans une boule de cristal, et communiquer, comment disiez-vous donc ça Madame, par «des canaux invisibles». Il suffit de s’entraîner. Aya! CQFD!
Là-dessus, Tsimihany nous tourne le dos et reprend sa marche en accélérant le pas.
– Tu exagères! se fâche Joe en accélérant à sa suite. Je dis juste que ça pose, pour le moins, quelques nouvelles questions concernant le fonctionnement de la conscience, et que…
– J’ai un peu caricaturé d’accord, le coupe Tsimihany, mais c’est pas très loin de tes théories actuelles… sois honnête.
– Hé! fais-je pour attirer leur attention, mais en vain.
J’ai du mal à soutenir leur allure de plus en plus rapide, je ne veux pas perdre une miette de leur discussion et je me vois obligée de courir sur leurs talons.
– Ce que j’aimerais te faire entendre, crie Joe au pas de charge, c’est qu’on trimballe une vision du monde héritée du 19e siècle et qu’elle est largement dépassée AUSSI dans la vie de tous les jours! On se représente toujours le monde comme Newton, on pense encore comme Descartes, mais depuis le matérialisme rationaliste, la pensée et la science ont quelque peu évolué, non, voilà ce que je voudrais te faire entendre. Un peu plus d’ouverture!
Il s’arrête et se tourne vers moi, essoufflé.
– Merde! je renonce. Désolé. Tsimi est comme ça. On s’adore mais on se chamaille. Ne le prenez pas mal.
– Mais pas du tout…
Nous reprenons notre marche à un rythme plus tranquille.
– Zut, dis-je, j’aurais dû prendre un enregistreur. Pour moi, ce sont de vraies pépites.
– Vous m’en voyez flatté… C’est bien volontiers que je vous donne des références, des sites, si ça vous intéresse, j’aurai fait ça en dix minutes, je vous grave un CD dès qu’on sera chez Tsimi.
– Je ne sais pas comment vous remercier.
Tsimihany a disparu dans l’obscurité et nous avançons maintenant en silence. Une joie extrême s’est emparée de moi. Enfin quelqu’un qui me fournit des mots. Enfin des outils, peut-être, pour comprendre ce qu’il m’arrive. Je baigne dans un mélange d’apaisement et de curiosité dévorante.
Le sable crisse doucement sous mes pieds. Très au loin, le grondement du récif. Tout au bord, à peine un clapotis. Joe ne dit plus rien.
Insensiblement nos pas se sont accordés. Cela, ajouté au clair de lune et à notre brusque tête-à-tête, crée tout à coup une sorte d’embarras.
Nous arrivons en vue de la maison de Tsimihany, dont les vitrages sont maintenant éclairés. Nous le trouvons en train de remplir un petit sac de voyage et, contrairement à ce que j’imaginais, parfaitement souriant.
– Tu me laisses encore dix minutes pour graver un CD? demande Joe.
– Je ne suis pas un mufle.
Je reste près de la porte tandis qu’il s’assied devant l’ordinateur et que Tsimihany finit de remplir son sac.
– Voilà, commente Joe en me tendant le CD. Trois ans de lecture en perspective…
Je souris.
Tsimihany s’est approché, une bouteille à la main. Il me la tend avec une vraie gentillesse:
– Sans rancune! Tenez, voilà un peu de rhum arrangé pour la route.
Je les salue chaleureusement avant de m’éclipser dans la nuit, animée par mille pensées qui s’entrechoquent.
«La route» se bornant à cent cinquante mètres de plage, quand j’arrive à la hauteur du restaurant, me sentant incapable d’aller me coucher, je m’assois sur le sable et je dévisse le bouchon de la bouteille. Je ne parviens pas dans le noir à voir avec quoi le rhum est «arrangé», mais il l’est fort bien à mon goût.
Le sable est agréablement frais. Je contemple un ciel tranquille et stable. Depuis ici, il n’a pas l’air en mouvement du tout. Il a juste l’air d’une portion de sphère noire, et je peux comprendre la représentation que s’en font certaines cultures traditionnelles: les étoiles sont les trous faits dans le ciel par les âmes des morts, quand ils montent vers la lumière éternelle.
Je laisse mon esprit divaguer.
Une galaxie scintillante où le tout se retrouve dans la partie, cet amas stellaire formé par Reine-du-Monde, le Khubsurati, Sirius, Mesmin, ma soeur, les noyés, Louise, Louisa et Louisette, Parveen, les rouleaux se fracassant contre la Roche-qui-pleure, Shanon, Durga Mata et ces êtres qui n’ont cessé de se trouver sur mon chemin, chacun prenant part à sa manière à cette incroyable dynamique, Nejib, de Chazal, monsieur de Trousseau, le bibliothécaire, Anasuya et j’en oublie…
Le trésor et l’observatoire que j’ai cherchés en vain du côté de Poudre d’Or, car c’était dans la maison de l’astronome qu’ils se trouvaient. L’oeuvre au noir, l’oeuvre au blanc, l’oeuvre au rouge et l’étrange spirale dans laquelle je me trouve entraînée…
Je serre le CD contre moi. Quand j’en découvrirai le contenu, Mesmin sera penché sur mon épaule.
En ce moment, je l’imagine volontiers fumant sa pipe au centre de l’un de ces bizarres entonnoirs. «Mission accomplie», voilà la formule qui me vient. Enfin, ce n’est qu’un début. As-tu apprécié le voyage, Mesmin?
«Tu me fais un superbe cadeau, petite. Tu verras, c’est à toi surtout que tu l’offres. Ce sera ma façon de te remercier.»
Quel sens à tout cela? J’ai l’intuition que c’est dans mon émotion qu’il faut le chercher.
Le sens gît dans mon coeur.
Et s’il était contenu dans cette boule de lumière infiniment petite, infiniment concentrée où se tient toute l’énergie de l’univers? Et s’il cachait dans mon propre plexus, au niveau du rubis rayonnant dont Durga Mata m’a fait cadeau?
Une étoile file sous mes yeux, magique et brève traînée de lumière dans les ténèbres. C’est l’Etoile de Mesmin et ce soir, il me l’offre.