Mesmin et l’alchimie
Je suis là. Non, je n’ai pas fini, ne t’inquiète pas, petite… Tu sais, ma vie n’a pas été le Grand Oeuvre que j’aurais voulu qu’elle fût. Le regard qu’un homme peut jeter sur son existence, en ce point ultime où je me trouve, est chose rare et précieuse; j’aime à croire qu’il te sera utile.
Je ne serai pas complaisant. Mes écrits sont dispersés; ma pensée a inspiré d’autres que moi. Je n’ai rien accompli; un peu de l’oeuvre au noir seulement; j’ai frayé le chemin. Dans la nigredo des alchimistes, j’ai désassemblé ce qui devait l’être, j’ai séparé le faux du vrai et l’être du paraître. J’ai passé moi aussi par la Roche-qui-pleure, par les rochers noirs et par l’abîme; comme toi j’ai erré dans des paysages désolés. En embarquant sur le navire où j’allais mourir, j’ai réduit mon existence en cendres. Mourir revenait à condamner Varangues à la ruine, ainsi que tu l’as trouvée, car elle ne me survivra pas longtemps.
J’ai touché à l’oeuvre au blanc alors que j’agonisais dans les fièvres, le vide et la transmutation, l’oeuvre au blanc parfois entraperçue quand je contemplais l’éclat de Sirius qui est la demeure d’Isis, celle de qui tout naît et renaît: la parfaite dissolution. J’ai abandonné un peu de ma vieille peau, ainsi qu’un lézard; il faudra encore trois millénaires à l’humanité, petite, pour atteindre ce blanchoiment.
Je ne peux me souvenir de ce que je dois te dire; c’est lié à Parveen. Je sais seulement que je ne m’en souviens pas. Tout ce qui se rapporte à Parveen s’est évaporé, même la façon dont je ne me suis plus trouvé avec elle. C’est une part muette dans mon coeur, une part blanchoyante, oui, blanche et vide comme celles qu’occupent Rajesh, mon maître Zheng et Louisa, une part bonne et belle qui blanchoie; j’ignore pourquoi je me suis séparé d’elle.
Plus tard devrait s’accomplir l’oeuvre au rouge, la rubedo, petite. Il s’agit de l’oeuvre au rubis, du premier accomplissement, la source de toute joie, le contact direct avec le cœur rouge de la vie qui bat, l’amour vrai. Et plus tard… Il n’est pas impossible qu’une existence humaine se passe à traverser ces degrés, exécutant deux pas en avant, puis un en arrière, infatigablement, et recommençant en un autre point; il est probable que ce mouvement s’effectue en spirale. Je n’ai pas trouvé la pierre philosophale; je crains d’avoir surtout fait dans le noir.
Tu vas poursuivre ce que j’ai commencé…