Lu sur Fattorius, le blog de Daniel Fattore:
“Ce que racontent les cannes à sucre” est le dernier roman d’Annik Mahaim. Il vient de paraître aux éditions Plaisir de Lire. Au terme de ma lecture, je peux dire que c’est un très beau voyage, riche en émotions et en surprises […], offrant au lecteur plus d’un voyage.
[…] Les ambiances locales sont restituées dans toute leur richesse, visuelle certes, avec des paysages qu’on devine fascinants, riches d’une végétation que l’auteur se plaît à détailler. Ces ambiances sont aussi recréées par les odeurs et éléments pittoresques, sans compter, évidemment, les vers du poète Malcolm de Chazal qui, cités de temps à autre, ajoutent encore une once d’enchantement à ce tableau mauricien.
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Et pour découvrir ce magnifique roman, nous vous offrons un passage inédit, non publié, avec une introduction d’Annik Mahaim qui nous explique la raison de l’absence de certains passages dans la version finale:
Il est rarement facile pour un auteur, je crois, de tailler dans son manuscrit. C’est pourtant souvent nécessaire. Le livre en ressort aéré, l’intrigue dégagée. Marguerite Duras dit: «opérer le texte». Et c’est bien de cela qu’il s’agit, d’une variété d’amputation. Les scènes coupées et les chapitres retirés ne sont pas forcément sans qualités. Simplement, ils nuisent au parcours général.
Au cours d’une précieuse discussion avec le comité d’édition, je me suis convaincue que mon manuscrit souffrait d’un excès de détails historiques et de narrations secondaires, et que le personnage de Mesmin, trop fourni, faisait de l’ombre à celui de la narratrice. D’un autre côté, nous hésitions: ces scènes «en trop» présentaient de l’intérêt en elles-mêmes.
J’ai proposé que nous mettions celles que je retirerais du livre à la disposition des lecteurs et des lectrices sur internet, en complément du livre. Voici donc ces scènes, titrées et parfois entremêlées de paragraphes ayant subsisté dans le texte publié, pour en faciliter la compréhension.
Cette issue m’a été d’un grand réconfort au moment où je commençais à plonger le bistouri dans les tripes de mon roman.
Annik Mahaim
Où Mesmin (l’étrange personnage venu du passé qui s’impose à la narratrice) décrit en détail l’organisation de sa plantation

"pas un homme ne veut travailler de l'aube au crépuscule dans des lignes de cannes par une chaleur étouffante"
L’esclavage? Ne t’égare pas dans des jugements précipités; je t’en prie, n’ânonne pas les préjugés de ton temps sans savoir de quoi tu parles. J’userai de la plus grande franchise envers toi: je maltraite mes esclaves comme tout le monde; disons plutôt que je les fais maltraiter par mes sirdars. Je tiens à te décrire cela par le menu; tu te forgeras ton opinion par toi-même. J’ajoute que depuis que ma plantation a pris son essor dans les années bénies où les cours du sucre n’ont cessé de s’améliorer, je me suis éloigné du détail des travaux agricoles; ces questions m’ennuient. Je fais contrôler mes sirdars par mes régisseurs, que j’engage âpres au gain, et je dirige le travail à distance.
Quand je suis sur mes terres, je réunis sirdars et régisseurs chaque lundi après le départ aux champs et cela suffit à pourvoir à la bonne marche des choses. Ce petit monde travaille à merveille; je les paie à la commission sur récolte, assez grassement je trouve. J’emploie en outre un économe gallois et baptiste, d’une rigidité et d’une probité infernales, aux yeux de qui pas une paille manquante n’échappe; devant ses commis aux oreilles surchauffées par ses sermons, mes régisseurs tremblent.
Je l’ai flanqué d’une comptable originaire de Formose, qui gère intraitablement le tout au moyen de bouliers. Personne n’a jamais vu un Chinois attaché à cette fonction dans une plantation, encore moins une Chinoise. Or, pour avoir observé comment Madame Wei administrait ses boutiques (je t’en ferai le récit plus tard), j’ai appris que rien ne vaut, en cette matière, une commerçante de l’Empire Céleste – à la condition que l’on sache l’associer au profit. Elle s’entend d’ailleurs très heureusement avec mon baptiste; c’est qu’en somme, ils parlent à leur manière le même langage.
Prudence s’occupe des écritures.
Je suis la seule propriété du district oeuvrant dans de la sorte, mais, comme mes rendements sont supérieurs à ceux de mes voisins, l’on se tait. À l’Isle de France (certes, les Anglais l’ont affublée de cet affreux nom de Mauritius, mais nous ne nous y résignerons pas), les habitants sont accoutumés aux combinaisons étranges, tropicales si je puis dire, et surtout, pratiques.
A vrai dire, seule l’évolution des techniques de broyage et de fabrication du sucre éveille vraiment mon intérêt. Je suis de près l’amélioration des nouvelles machines à vapeur qui font sensation à Londres et j’envisage d’en faire venir une sur la propriété. J’entrevois qu’une époque viendra où elles se substitueront au travail humain, mais nous n’en sommes qu’aux balbutiements.
Ce sera un grand progrès; il n’y a rien de plus assommant que de faire travailler des gens qui n’en ont pas envie.
Tu sauras tout, petite. Je ne crois pas à la supériorité de race. L’esclavage n’est nullement une affaire raciale; il repose sur l’usage de la contrainte, c’est tout. Depuis l’aube des temps, le monde a connu des esclaves de toutes les couleurs ainsi que leurs maîtres, de toutes les couleurs aussi. Je ne suis ni aveugle, ni insensible: pas un homme ne veut travailler de l’aube au crépuscule dans des lignes de cannes par une chaleur étouffante, et cela pour une ration de manioc tout juste suffisante à sa survie, avec pour seule perspective de tomber mort à quarante-cinq ans, édenté et ridé comme l’est à plus de soixante-dix ans; pas un bœuf ne tire une charrette de son propre gré.
Conséquemment, un esclave qui n’a pas peur du fouet ne travaille pas, voilà une évidence. Au bout de trois jours, il se faufile dans le bazar ou dans le poulailler, vous vole et part marron avec ce qui vous appartient.
Mes esclaves savent ce qui les attend s’ils partent marron: comme partout dans l’île, je leur ferai couper le jarret. Du moins c’est ce que je leur fais croire. À vrai dire, je n’ai jamais compris cette coutume qui rend l’esclave rattrapé à moitié inutilisable; je n’ai pas eu à y faire procéder. Il n’en est pas moins vrai qu’un esclave qui a essayé de se sauver ne peut plus être revendu: perte sèche.
Tous les hommes aiment se prélasser à l’ombre d’une varangue, ne pas devoir compter leurs verres de rhum, vêtir de soie leurs femmes et leurs filles; tous les hommes ont le goût de se promener où ils l’entendent, quand cela leur chante, et de naviguer à bord de grands vaisseaux à la découverte de pays lointains et fabuleux.
Deux chemins s’offraient à moi. Je pouvais me résigner à la condition d’un métis pauvre, trouver un emploi de gendarme ou d’homme de garnison peut-être, subissant les humiliations réservées aux corps de gens de couleur, ou me hisser à la condition subalterne de régisseur sur une propriété où j’aurais eu à obéir docilement aux ordres du maître. Je pouvais tenter la fortune dans le commerce ou la culture du sucre; dans les deux positions, les nécessités des temps m’imposaient d’acheter des bras, et donc les créatures qui les animent.
Je suis fier de ce que je suis devenu; j’ai l’ambition de te faire partager ce jugement; en un point de l’histoire, un esprit déterminé se sent assuré de ses choix.
Toi qui m’entends aujourd’hui, alors que l’esclavage est aboli en principe, ne soutiens pas que tu ne fais cas ni de la soie ni des voyages. Ne me fais pas croire qu’en mangeant ton riz blanc, tu penses à ceux qui l’on cultivé. Différence d’échelle, différence d’époque peut-être, ce sont les mêmes dispositions.
Je possède d’ailleurs trois esclaves presque blancs, bien plus blancs que moi; ils ont eu la malchance de naître d’une mère esclave, elle-même déjà assurément fort claire. C’est que tu vois, les maîtres ne rechignent pas à contribuer personnellement à la reproduction et à la croissance de leurs biens meubles (ainsi que je m’amuse à le dire), même si cela ne constitue pas un sujet de conversation dans les salons (le plus incroyable étant à mes yeux de les observer par ailleurs tout confits de racisme pieux.)
En 1814, alors qu’avec la dot de mon épouse je viens d’acquérir mes terres, 460 arpents qui ne valent rien du tout, à deux jours de cheval de Port Louis, et que j’ai acheté mes premiers esclaves, trois douzaines, m’étant assis un soir devant ma maison en construction, j’assiste à un spectacle saugrenu, qui se déroule dans le futur (depuis le naufrage du Sirius, je me suis habitué au phénomène.) Les esclaves quittent en masse les plantations, ils émergent de partout, se répandent sur les chemins, sur les collines et tout au long de la plaine. Je les aperçois chantant, massés sur la place du marché au Grand Port; ils chantent qu’ils sont libres. Tout autour d’eux, les propriétaires sortant affolés de leurs diligences leur demandent (leur demandent) de regagner les villages de cazes et les champs; ils leur promettent des roupies, du poisson et de l’arak. Mais les esclaves répliquent: “Plus jamais”.
Pour conclure sur ce point: quinze ans plus tard, nul besoin d’un don particulier pour prévoir que l’esclavage tôt ou tard sera aboli; il suffit de lire les comptes-rendus des débats de la Chambre des Lords. J’observe qu’il n’y a plus que les planteurs mauriciens pour persister à croire que la Couronne renoncera à changer la loi; je les entends parler sous leurs varangues de destruction du patrimoine, de retour à la sauvagerie et d’arrêt du progrès – ils se plaisent en effet à considérer le travail forcé des nègres comme une mission civilisatrice.
Je ne commente pas, mais j’ai déjà engagé des laboureurs indiens à l’aide d’un rabatteur à Pondichéry. A l’inverse des autres propriétés, je fais respecter les termes de leur contrat – deux roupies par mois, deux aunes de linge, du poisson séché, les quantités de dholl et de riz spécifiées et l’accès aux secours de l’art. Non seulement je leur permets de cultiver un lopin de mes terres près des cazes, mais mon rabatteur excelle à trouver des femmes des campagnes, cette denrée rare qui stabilise les humeurs sur les propriétés. Je ne veux pas que l’on meure de faim, de maladie et de détresse sur mes terres.
En 1835, quand Londres proclame l’abolition, plus des trois quarts de mes laboureurs sont des Indiens sous contrat. Je me suis gardé cependant d’affranchir prématurément les esclaves qui me restent ou de tenir des propos d’illuminé comme certains abolitionnistes de Port Louis. Je ne me soucie pas me mettre à dos le district ou de voir ma récolte et ma maison partir en fumée; j’ai des filles à marier.
Pendant la période de transition, je propose à mes futurs affranchis le même contrat qu’à mes Indiens. J’ai vu deux de mes jeunes esclaves d’origine yoloff se mettre à baragouiner l’hindi pour faire la cour aux Indiennes, et l’une de mes Malgaches, qui s’est entichée de mon domestique tamoul, s’affubler d’un sari. Bref, ce petit monde se mélange gentiment et non seulement je me garde de séparer les couples, mais lorsque j’apprends qu’une paire s’est formée, je leur fais porter une petite bouteille d’arak et une livre de riz supplémentaire. J’entretiens de la sorte à peu de frais une réputation de maître au grand cœur dont je prévois l’utilité.
En 1839, à la fin de la période de transition, Varangues est la seule propriété du district à conserver ses laboureurs, les quatre cinquièmes pour être précis. Autour de moi, Savannah, Beaufond, Virginia, Mare Tabac ne comptent plus que deux à cinq affranchis, tous trop vieux ou trop malades pour prendre la route. Les autres sont partis dans les bois.
J’ignore encore à quel point j’ai heureusement pénétré la situation. Quelques semaines plus tard, la Couronne interdit l’immigration de travailleurs indiens en direction de l’Isle de France, interdiction qu’elle ne lèvera que deux ans plus tard; des scandales ont éclaté, une part des travailleurs étant recrutés de force, ou entassés sur les navires dans des conditions sanitaires si mauvaises qu’une partie de la cargaison parvient dans un état déplorable à Maurice, quand elle n’a pas succombé à la traversée – pratique qui, entre nous soit dit, constitue un fort mauvais calcul de la part des transporteurs, aussi bien commercialement que politiquement.
Mes voisins cèdent à la panique. Un soir de 1842, je me distrais à calculer ce que m’ont coûté en tout les roupies et l’arak que j’ai dépensés pour éviter la catastrophe, et ce qu’ont coûté à mes voisins les deux années au cours desquelles une partie de leurs cannes a pourri sur pied, faute de mains pour la coupe.
Voilà l’essentiel de ce que je peux t’exposer au sujet de ma vie matérielle, si cela te tourmente.