Dans les champs de cannes à sucre, le mystérieux visiteur du passé s’exprime au travers de la narratrice:
Songe que les cannes prodiguent aux humains le sucre consolateur qui adoucit la vie et sait endormir les enfants. Je leur dois tout ; elles me font vivre. Journellement je les considère dans l’espoir de pénétrer leur mystère. J’essaie de me former une représentation de l’admirable dispositif au moyen duquel elles transforment un peu de terre et de pluie en sirop. Les alchimistes des temps anciens se sont-ils penchés sur cette transmutation-là? Dans la position où je me trouve, il n’est point besoin de chercher à transformer le plomb en or, les cannes accomplissent ce prodige à ma satisfaction.
Ne doute pas, petite, que ces plantes soient issues du paradis : Dieu aura permis à Eve d’en emporter une au moment qu’il l’en chassait.
Je te l’avoue, lorsque personne ne m’observe, il m’arrive de m’agenouiller dans un champ pour caresser une tige et lui rendre grâce. C’est un secret que seule ma fille Louisa partage ; nous remercions tendrement nos cannes, quand personne ne peut nous voir : on le prendrait pour une manifestation d’impiété ou pire, d’animisme.
Oh certes ! je leur suis redevable de tout : Varangues et mes champs qui s’étendent aujourd’hui à perte de vue, le pain de mes enfants, mes bateaux, mon rhum et jusqu’à ma pipe.
Ma bonne fortune veut qu’en ce moment, le sucre mauricien soit convoité dans le monde entier et que son cours se hisse à des sommets jamais vus à la Bourse de Londres. C’est le premier point dont je m’informe en ouvrant Le Cernéen : ces cours à quoi ici tout s’attache. Je le reconnais, nous succombons ici à ce que l’on peut nommer de l’orgueil : le monde a besoin de nous. Les duchesses de Paris, les nurses particulières des grandes maisonnées anglaises, les hôtels particuliers de Berlin, les courtiers, les compagnies de fret, les dockers de la Tamise et jusqu’aux petits épiciers ont les yeux tournés dans notre direction. Oui, je t’assure, je crée de l’or ; au demeurant, c’est l’aspect que fort à propos revêt mon sucre. Tout à l’heure en découvrant au sortir de la cuve de séchage du beau jaune brillant, cristallisé à la perfection, le plus profond silence s’est établi parmi mes gens travaillant au moulin, de sorte que l’on pouvait entendre voler une mouche.
Je me tiens debout sur mes terres à cannes rousses, ces terres africaines qui n’étaient rien quand je les ai acquises, et j’ai plaisir à contempler mon oeuvre. Je me tiens ainsi, du sang indien et français dans les veines, moi, le seul métis du district et son plus important propriétaire.
Cependant, les pieds ainsi plantés dans mon champ, j’aime à me balancer légèrement, ainsi que le font les tiges de cannes, en m’efforçant de pénétrer leur être. J’écoute les secrets qu’elles me racontent dans le vent. Peu à peu, je deviens moi-même canne. Alors dans ce léger balancement je m’enracine dans le sol et je me hisse vers les nuages, inventant un inexprimable rapport entre la terre, l’eau, le soleil et le ciel.