La narratrice, sur l’île Maurice dans le but de réaliser un film sur le poète Malcolm de Chazal, fait une mystérieuse rencontre nocturne…
Je me lève. Je sors m’asseoir sur les marches de la chambre et je me laisse habiter par le jardin silencieux, les étoiles, la lune, les plantes que je devine dans l’obscurité, celles que j’aperçois pâles et fantastiques dans le rai de lumière qui s’étale depuis ma porte-fenêtre ouverte. Ce rai court dans le gazon et meurt sur le mur en pierres volcaniques qui clôt le jardin, à une petite dizaine de mètres. Il forme un halo flou sur les rectangles gris-roux où mon regard s’attarde.
Ces réflexions sur l’esclavagisme ont dû imprégner mes rêves, elles flottent toujours autour de moi. C’est alors que j’éprouve pour la deuxième fois ce que je nomme fluctuation.
« Il » m’apparaît distinctement dans le halo contre le mur. Un regard très noir, très brillant, très dense. Quelque chose d’un S horizontal dans la forme des yeux, des pupilles de pierre noire. Il fume une pipe en terre dont le fourneau représente une tête barbue, au nez en bec d’aigle acéré. Il est vêtu d’un gilet, d’une chemise, d’une veste et d’un pantalon de très bonne qualité, beiges apparemment. Je dis apparemment parce qu’il fait sombre. Quand j’écris qu’il m’apparaît, ce n’est pas tout à fait cela. Je le vois sans le voir. Je suis devant son image et l’image du mur vide en même temps. Exactement comme tantôt sur le bateau, quand j’étais lui sans être lui. Car je l’ai aussitôt reconnu.
Je lui trouve une expression à la fois moqueuse et agacée.
–Ne te soucie point excessivement d’esclavage. Etes-vous différents aujourd’hui ? me lance-t-il.
C’est fini.
Je m’étends sur mon lit obscur dans le bruit doux et régulier des pales. Le visage qui vient de m’apparaître n’a rien à voir avec les lignes droites, la perpendicularité sévère de celui de Chazal. Un je ne sais quoi dans ses vêtements évoque d’ailleurs une époque plus ancienne, le 19e siècle peut-être.
Or sa présence ne produit nullement l’effet d’une hallucination, d’un rêve éveillé ou d’une fantaisie de l’imagination. Le plus curieux est peut-être qu’il m’a paru tout à fait naturel qu’il s’adresse à moi. Perplexe, je commence à me réfugier dans le sommeil. Je suis sur le point de m’assoupir quand ces mots me traversent :
« Tous les hommes aiment se prélasser à l’ombre d’une varangue, ne pas devoir compter leurs verres de rhum, vêtir de soie leurs femmes et leurs filles ; tous les hommes ont le goût de se promener où ils l’entendent, quand cela leur chante, et de naviguer à bord de grands vaisseaux à la découverte de pays lointains et fabuleux.
En un point de l’histoire, un esprit déterminé se sent assuré de ses choix.
Vous qui m’entendrez dans cent ans, dans deux cents ans, alors que l’esclavage sera aboli depuis des décennies, tout au moins dans les lois, ne soutenez point que vous ne faites cas ni de la soie ni des voyages. Ne me faites pas croire qu’en mangeant votre riz blanc, vous pensez à ceux qui l’ont cultivé ; ce sont toujours les mêmes dispositions ».
Je rallume et je note précisément. Je verrai plus tard que ce n’était pas la peine. Toutes ces phrases, je les connais aussitôt par cœur.
Je ne sais pas ce que je pense de cette manière de voir. Il doit y avoir du vrai dans son constat cependant, car je sens que je m’endors très confortablement dans les draps propres lavés pour quelques roupies par Devianai, sous la brise agréable des pales du ventilateur.